JACQUES DUPUIS ET LES ARTS DÉCORATIFS

Jacques Dupuis a conçu dès le début des mobiliers originaux et uniques pour les bâtiments dont il était l'architecte ou le co-architecte avec Roger Bastin (de 1940 à 1950). Avant la guerre, il crée un ensemble de tabourets noirs qui anticipe le mobilier d'après-guerre. Il réussit à équilibrer la robustesse du piètement et les lignes fines et ondoyantes des lattes qui en forment le siège.

Après la guerre, il conçoit la décoration, les lampes en applique et une partie du mobilier du Foyer social et culturel de l'ESMA de Malmedy, des bars, des étagères, des porte-manteaux dans le style nouveau. Il avait déjà façonné un ensemble de mobilier qui fut exposé à Arlon, pour encourager la renaissance de l'artisanat d'art en Ardennes et remeubler les maisons de la reconstruction, vers 1946-47. Des tables ovales aux extrémités coupées sur des pieds obliques semi-coniques s'amincissant à leur base, en chêne clair, à la fois lourdes et élégantes; de magnifiques tables basses au profil très fifties — la forme haricot —, avec une marqueterie d'essences différentes. Le raffinement extrême pour une production courante dont il n'existe plus que des photos, etc. Avec Roger Bastin, il imagine des mobiliers et des objets rituels d'église (fonds baptismaux de l'église de La Plante, à Namur, un chef d'œuvre) et même une statue de la Vierge en cuivre battu et en bronze — dans le même langage abstrait, marqué par la courbe, l'ellipse, l'ovale, le trapèze, la fantaisie débridée.

Il réalise aussi pour le Parador des meubles qui s'inspirent du classicisme scandinave. Le mobilier de la salle à manger, du salon rose, sont largement inspirés par la renaissance des arts décoratifs après la deuxième Guerre mondiale. Le bar du salon rose et le placard dont lequel il s'éclipse, marque l'influence de Jacques Adnet, le goût pour la préciosité, les laques noires à l'ancienne, les rouges et ors, un mélange d'art déco et de modernisme. Le prototype de la chaise de la salle à manger rompt avec le style plus ou moins rustique qu'il avait affectionné dans le cadre de la reconstruction. Il offre un jeu de lignes courbes, structuré par les pieds incurvés en ailes d'avion dont les nervures encadrent la coque du dossier, puis s'amincissent, s'effilent et se terminent par des sabots en laiton. Pour le reste, à Malmedy comme dans le Parador, la chapelle de Mariemont, il cède à son goût pour le baroque dans les pilastres, les chandeliers, et ses références continuelles au soleil et aux étoiles.

Dans la décoration du café l'Arlequin, à Jemappes dans le Borinage, il fait la synthèse des influences scandinaves avec beaucoup d'habileté (tout a été détruit). Les parois en lattis de bois rouge lui sont inspirées par Alvar Alto. Il y poursuit son expérimentation créatrice qui va de l'architecture à la décoration jusqu'au dessin des meubles, des objets, des fers forgés sculptés. Avec des trouvailles, des créations personnelles. Dupuis dessine un mobilier avant-gardiste de tables et de chaises destinées aux terrasses extérieures des foyers de Malmédy et d'Auvelais. Les fauteuils anticipent le style des années 50, le siège surbaissé et le dossier sont constitués de plaques d'acier ajourées supportées par une structure tubulaire aux lignes obliques très aériennes, un design parfait. Il créé un mobilier original pour la bijouterie De Greef, une série de tables caractérisées par la laque noire précieuse et les pieds en ailes d'avion légèrement arqués (le bureau de direction) ou droits et élongés (présentoirs).

En 1951, il créé un ensemble pour la salle à manger et le salon d'une maison destinée au couple DUMONT avant même la construction qui ne sera achevée que dix ans plus tard. La salle à manger comprend une table rectangulaire, huit chaises, un buffet, un petit bar sur roues, une table roulante, le tout en merisier clair. Cet ensemble réalisé par l'atelier d'ébénisterie de Mons, auquel il confie ses prototypes les plus difficiles, constitue un de ses chefs d'œuvre. Les chaises et la table reposent sur des pattes en pointe au bout effilé gainé de cuivre. Les pieds sont des trièdres au profil arrondi, sorte de prismes sculptés un peu dans le goût hispanique: ce qui donne une chaise, objet quotidien, mais en plus, un objet-sculpture détonnant et inattendu, mêlant formes baroques et contemporaines. Les portes du buffet sont décorées de scènes peintes par Zéphir Busine, dans le style de Miró. Les bergères et le long canapé recouverts en alternance de velours bleu-gris et brun-gris ont une forme ludique. Le dossier s'élonge à une hauteur exagérée, il se termine par deux oreilles latérales qui rappellent les créations de Jean Royère. Si ce mobilier s'inscrit dans l'esprit du temps, le style 50, d'un autre côté il s'en différencie par un besoin d'imprimer une monumentalité sculpturale à chaque objet. Le mobilier participe à l'architecture, il en est la traduction domestique.

Jacques Dupuis conçoit d'autres meubles dans les années 50 pour ses maisons, bureaux, chambres à coucher, salles à manger, bars, bibliothèque: souvent une ligne aérodynamique, fine et légère avec ses brisures, est contredite par la lourdeur des matériaux et par des références baroques. La table en formica en forme d'éclair de la maison BEDORET, si elle reprend une forme très familière du mobilier 50, s'en éloigne avec son piètement en fer forgé d'inspiration classique.

Il crée une série de tables en leur donnant la forme d'un losange ou d'un trapèze reposant sur des pieds en fer forgé tantôt modernistes, tantôt traditionnels. Le plus beau modèle est celui de la maison EVERAERT. C'est un losange aux côtés dissymétriques en acajou clair, poli, veiné par un filet en laiton, une véritable œuvre d'art. Les bois sont généralement exotiques et souvent le plateau est un assemblage d'éléments séparés par un filet en bronze doré (DE RACKER, WOUTERS). Il créé aussi des tables rectangulaires dont la tablette est en marbre sombre, parfois même en onyx (HUART, PISCADOR). Ces tables monumentales sont ancrées dans le mur et reposent à l'autre extrémité, sur un pied unique, une colonne en acier ou en laiton. Dans leur esthétique et leur programme, les tables, quelle que soit leur forme, représentent l'objet fétiche de l'intimité d'une famille, il les transforme presque en objets de culte et leur confère la consistance et le poids d'un autel religieux; c'est frappant dans le cas de la gigantesque table ronde de la grande villa FRANEAU, près de Mons. Son plateau est constitué de fragments du même marbre rose que les dalles, il est parcouru par une marqueterie en laiton et ceinturés par le même matériau. Cette table placée au centre d'une tour d'angle, commande donc la forme cylindrique de la muraille qui l'entoure. Un lanterneau attire la lumière sur son centre.

Il magnifie aussi les liens entre les espaces, les lieux de communication, halls, escaliers, passages. Le hall du grand pavillon MESDAGH, éclairé par des vitraux en fines découpes et des miroirs démultiplicateurs enveloppe le visiteur dans un climat presque religieux, magique. Les cages d'escalier du PARADOR et de EVERAERT relèvent de la sculpture, transposition contemporaine et visionnaire des ouvrages sculptés baroque ou art nouveau.

Un autre meuble culte dans sa production des années 50, c'est la bibliothèque murale. Il en a fait de toutes les dimensions: souvent, la tranche des étagères est mise en valeur et engendre une sorte de structure graphique, un jeu de droites et d'obliques qui constitue en soi une sorte d'œuvre (le PARADOR, EVERAERT, HUART, etc.). C'est presque un élément favori de Dupuis, il lui permet une gamme infinie de compositions et de créations graphiques.

Il conçoit aussi des tables en formica noir et blanc (annexe PARADOR, maison WISSCHOFF...). Quelques meubles épargnés par la destruction ou la dispersion constituent les chefs-d'œuvre d'un mobilier qui allie le goût pour les lignes dynamiques de cette époque et des réminiscences anciennes. Le canapé et la bibliothèque murale de la maison de Marcel WITTMAN constituent de véritables sculptures contemporaines, à valeur décorative et esthétique, conçues sur le rythme des lattes verticales (canapé) ou des niches en losange (étagère), où le noir et le blanc s'opposent.

Il crée pour ses villas des années 60 d'immenses buffets aux fonctions multiples intégrés à l'architecture, en bois laqué noir avec des portes coulissantes escamotables. Celles-ci sont intimement liées aux espaces qu'elles ouvrent ou qu'elles referment. Elles les rendent communiquants et complexes. Il crée des faux-plafonds suspendus en lattes de bois aux couleurs chaudes ou noires ou bien revêt les murs des mêmes éléments en accentuant leur ondulation et leur côté elliptique. Il place aussi dans les jardins intérieurs ou à l'extérieur devant les baies, des sculptures en forme de claustras, sortes de hauts murs ajourés qui protègent l'intimité et qui constituent une signature stylistique et sculpturale. Malheureusement, beaucoup des riches ensembles décoratifs, des mobiliers, des objets, des vitrines, des faux-plafonds, des cloisons en lattis ont disparu, ont été détruits ou dispersés. C'est le cas pour la très riche villa PISCADOR à Destelbergen, près de Gand.

Le goût pour la sculpture est manifeste dans la forme, la structure et les matériaux des grands lustres suspendus au-dessus des tables familiales. Il s'agit souvent d'une série de cylindres-projecteurs en cuivre encastrés dans deux plateaux courbes en laiton. De ces créations uniques et rares, une seule subsiste (villa HUART). Le raffinement et le style abstrait de ces années se manifestent aussi dans les balustrades dont les fers plats s'opposent dans un rythme de lignes droites et obliques (BEDORET, DURIEU). Il confère à certains éléments de son architecture un coefficient artistique majeur: les parois ajourées en béton, les vitraux, les sols, les tables en marqueterie, la ferronnerie d'art, les parapets, les faux-plafonds. Après son voyage en Scandinavie de 1947, il s'inspire directement du classicisme scandinave d'Asplund, d'Östberg, d'Aalto. Il passera à une conception plus abstraite avec ses grands mobiliers pour les Foyers de Malmedy, d'Auvelais, et la maison DUMONT. Tous ses meubles restent composites. Tantôt il joue la carte de la clarté avec des lignes simplifiées, tantôt il s'entoure de références historiques. Dans toutes ses maisons, il dessine des vitrines, des étagères, des niches qu'il fait peindre ou tapisser de noir avec la complicité de la grande décoratrice, sa compagne Lou Bertot (de 1955 à 1960). Il déteste les mobiliers d'antiquaires, privilégie le design, sauf dans un cas: il aime faire trôner dans les salles de séjour de ses grands villas, un haut cierge en bois sculpté et doré d'église; pour lui, cet élément étranger donne l'échelle humaine et sert de pivot aux grands espaces mouvementés, conférant à ceux-ci un caractère sacré d'abri humain.

Pour la décoration, il s'est entouré d'artistes qui ont formé avec lui une véritable cellule créatrice dirigée par Lou Bertot, Zéphir Busine, le fidèle Georges Boulmant, le sculpteur Antanas Moncys, tous réalisent des fresques, des sculptures, des céramiques, des vitraux, des ferronneries. Il adorait les parois en céramique noire qu'il imposait dans les salles de bain, les cuisines, les toilettes. Cela lui permettait d'obtenir un effet en miroir et de dramatiser les jeux de lumière.

Dans les années 60, l'architecte réduit sa production de mobilier original. Il incite ses clients à acquérir les plus beaux designs produits en Scandinavie ou aux États-Unis (tables de Saarinen, chaises de Bertoïa, fauteuils de Eames, de Perriand...). Il a été un designer d'une totale originalité créatrice. Même s'il ne dissimule pas ses emprunts, il les transmue dans un langage inimitable, très intensément ludique: il y a chez lui une poétique de l'enfance (voir décoration de l'école gardienne de Frameries). Sa production reste rare et une part est perdue, déjà !

Dupuis avait une passion pour le dessin, il crayonne ou peint des projets d'architecture, des paysages fantastiques et oniriques où les fourmis ressemblent à des prêtres en soutane, des portraits, des corps de femmes... Avec une prédilection pour l'encre de chine, la plume, les écolines. Il pratique la peinture pour animer les murs de ses clients, dans les années 50: en 1958-59, il a réalisé un grand nombre d'aquarelles et de gouaches abstraites tourmentées, qui possèdent une force d'évocation et expriment un sentiment tragique. Cette production (avec des œuvres de L. Bertot) est exposée en novembre-décembre 1960, à la Galerie de l'Université à Paris. Il réalise pour la même expo des compositions abstraites à l'huile sur grands panneaux, expressionnistes. La plupart de celles-ci ont disparu (deux subsistent avec une centaine d'œuvres graphiques, dans la famille). Il a été exposé plusieurs fois à Paris, Mons et à Bruxelles.

Beaucoup d'éléments dans son architecture sont traités comme des compositions picturales. Les grandes portes de garage peintes en noir au rez-de-chaussée des villas blanches et basses, par exemple. Les portes d'entrée elles-mêmes constituent des ensembles complexes à la fois picturaux et sculpturaux. Sa peinture et sa sculpture naissent des préoccupations de l'architecte pour l'objet architectural. Dans ses meubles comme dans ses maisons, il introduit des courbes rares et savantes pour adoucir les lignes, embellir un volume, de même fait-il avec le trait diagonal et la ligne oblique. Il cherche à dématérialiser ses compositions pour créer non plus un choc, un malaise, mais une impression de plénitude. Il concentre ses efforts sur les espaces les plus privés, salles de séjour, salles à manger, le coin à feu ouvert, aussi bien dans l'architecture que dans le mobilier et la décoration. Les deux petits salons de lecture du PARADOR concentrent toute sa créativité, dans l'équilibre des couleurs, des lumières, des meubles, comme s'il avait voulu mettre l'art contemporain au service de la méditation et de la quiétude.

Il a concentré dans le mobilier et sur les murs, sa passion du noir. Les surfaces noires brillantes sont le moyen d'obtenir une profondeur, elles animent et enrichissent les espaces grâce à des jeux inattendus et incertains de reflets et de lumières. Au noir, il oppose et associe le rouge, l'or, surtout le blanc et il se sert de ces couleurs pour habiller les parois.

Il laisse aussi des centaines de photographies ramenées de ses voyages : il photographie très peu les architectures contemporaines. Dans ses meilleures photos, il capte des scènes de rue, des personnages avec le souci de lier la ville et l'homme, la rue avec ses maisons et son animation aux gens qui la peuplent. Le fonds photographique Jacques Dupuis se trouve dans les archives de l'architecte, confiées à l'école de l'Architecture de la Cambre. Il a longtemps travaillé avec le photographe et ami André Alexis qui a photographié ses réalisations pendant 25 ans. •

André Dartevelle

Crédit des photographies de cette page : Archives Jacques Dupuis.
 
De gauche à droite,
de haut en bas:
tabouret noir;
table haricot;
grille (© Alexis);
statue de la Vierge (© Alexis).

De gauche à droite,
de haut en bas :
fauteuils pour Le Parador;
luminaire pour le Port autonome de Liège;
lattis de bois rouge;
sièges et tables pour les terrasses de l'ESMA d'Auvelais.

De gauche à droite,
de haut en bas :
fauteuil pour M. et Mme Dumont;
table basse pour Bedoret;
table pour Everaert;
table ronde pour Franeau.

De gauche à droite,
de haut en bas :
hall d'un des pavillons Mestdagh;
bibliothèque pour Everaert;
bibliothèque pour Le Parador;
divan pour Marcel Wittmann.

Tabouret Table haricot Esma Malmedy Statue de la Vierge Fauteuils pour le Parador Etoile au Port autonome de Liege Escalier De Greef bordeĢ de lattis de bois rouge chaises pour terrasses ESMA Fauteuil Dumont Table basse Bedoret Table Everaert Table ronde Franeau Hall Mestdagh Bibliotheque Everaert Bibliotheque Le Parador Divan Marcel Wittmann